Le cygne noir

Auteur: Nassim Nicholas Taleb

Ma note: 8/10


Général


Mes highlights


Je restai donc dans la finance quantitative et le trading (j’y suis encore), mais m’organisai pour travailler un minimum – mais intensément (et en m’amusant) –, me concentrer uniquement sur les aspects les plus techniques de mon métier, ne jamais assister aux « réunions », éviter la compagnie des « gagnants » et des hommes en costumes qui ne lisent jamais de livres, et prendre une année sabbatique en moyenne tous les trois ans pour combler les lacunes de ma culture scientifique et philosophique.


cette somme me guérit littéralement de toute ambition financière, me donnant un sentiment de culpabilité à chaque fois que je me détournais de mes recherches pour partir en quête de prospérité matérielle. Remarquez que l’expression « F… you » procure la sensation jubilatoire de prononcer cette phrase ramassée avant de raccrocher le téléphone.


Il fallut cinq ans à Yevgenia pour passer de la catégorie « égomaniaque sans aucune raison, têtue et difficile » à la catégorie « persévérante, résolue, méticuleuse et farouchement indépendante


Être authentiquement empirique consiste à refléter la réalité aussi fidèlement que possible ; être honorable implique de ne pas avoir peur de paraître excentrique, et des conséquences que cela entraîne.


mais le jour où quelqu’un eut l’idée géniale mais injuste d’inventer l’alphabet, nous permettant ainsi de stocker des informations et de les reproduire. Elle s’accéléra encore quand un autre inventeur eut l’idée encore plus dangereuse et inique de lancer une presse à imprimer, ce qui permit aux textes de traverser les frontières et provoqua ce qui finit par se transformer en écologie de type « le gagnant rafle tout ».


Le conteur, comme le boulanger ou l’artisan en chaudronnerie, avait un marché, et il était sûr que personne venu de loin ne pourrait le déloger de son territoire. Aujourd’hui, une minorité rafle presque tout, et il ne reste quasiment rien aux autres.


En Extrêmistan, les inégalités sont telles qu’un seul et unique phénomène observé peut avoir un impact disproportionné sur l’agrégat ou le tout. Ainsi, le poids, la taille et la consommation de calories sont originaires du Médiocristan, mais pas la richesse. Presque toutes les questions sociales relèvent de l’Extrêmistan. Pour le dire autrement, les quantités sociales ne sont pas de nature physique, mais informationnelle : on ne peut pas les toucher.


Si vous avez affaire à des quantités relatives à l’Extrêmistan, vous aurez du mal à vous représenter la moyenne de n’importe quel échantillon puisqu’elle peut dépendre énormément d’un seul et unique phénomène observé


C’était aussi une expérience hédoniste simple : illuminer la journée de quelqu’un avec la bagatelle de cent dollars me faisait me sentir l’âme plus élevée. Je finis néanmoins par arrêter ; quand nous nous enrichissons et que nous nous mettons à prendre l’argent au sérieux, nous devenons tous radins et calculateurs.


Prenez une dinde que l’on nourrit tous les jours. Chaque apport de nourriture va la renforcer dans sa croyance que la règle générale de la vie est d’être nourrie quotidiennement par de sympathiques membres de la race humaine « soucieux de ses intérêts », comme le disent les hommes politiques. Le mercredi après-midi précédant Noël, quelque chose d’inattendu va arriver à la dinde, qui va l’amener à réviser ses croyances


Elle pourrait correspondre à tout (avec quelques légères modifications) : les ventes de livres, la pression artérielle, les crimes, votre revenu personnel, une action donnée, l’intérêt sur un prêt, la fréquentation dominicale d’une église orthodoxe grecque bien particulière. Vous tirez par la suite, sur la seule base des données concernant le passé, quelques conclusions concernant les propriétés de ce modèle avec des prévisions pour les mille, voire les cinq mille jours suivants. Le mille et unième jour, boom ! Voilà qu’un énorme changement se produit, auquel le passé n’avait absolument pas permis de se préparer.


Certains Cygnes Noirs peuvent provenir de la lente accumulation de changements progressifs dans la même direction ; c’est le cas des livres qui se vendent en grande quantité sur des années sans jamais figurer sur les listes des best-sellers, ou des technologies qui montent lentement mais sûrement.


En général, les effets des Cygnes Noirs positifs mettent un certain temps à se faire sentir, alors que les Cygnes Noirs négatifs se produisent extrêmement vite – il est beaucoup plus facile et rapide de détruire que de construire.


l’on me fait cette remarque plus stupide encore : « Vous nous demandez de ne prendre absolument aucun risque. » Je ne me fais bien évidemment pas le champion d’une complète phobie du risque (nous verrons que je suis favorable à une forme de prise de risques offensive) : tout ce que je vais vous montrer dans ce livre, c’est comment éviter de traverser la rue les yeux bandés.


« Je n’ai jamais voulu dire que les conservateurs étaient généralement stupides. Je voulais dire que les gens stupides sont généralement conservateurs », déplorait un jour John Stuart Mill. C’est un problème chronique : si vous dites aux gens que la clé de la réussite n’est pas toujours affaire de compétence, ils entendront qu’elle n’est jamais affaire de compétence, mais toujours de chance.


Même exacte, la connaissance donne rarement lieu à des actions appropriées, parce que, si nous n’y prenons pas garde et même si nous sommes des experts, nous avons tendance à oublier ce que nous savons ou comment traiter correctement ce savoir.


Nous pouvons donc beaucoup apprendre des données – mais pas autant que nous le croyons. Il arrive qu’une profusion de données n’ait aucune importance, alors qu’à d’autres moments, une seule et unique information sera capitale. Certes, mille jours ne peuvent pas prouver que l’on a raison, mais un seul jour suffit à prouver que l’on a tort.


Popper introduit le mécanisme des conjectures et des réfutations, qui fonctionne comme suit : vous formulez une conjecture (audacieuse) et vous vous mettez en quête de faits qui la réfutent.


La règle correcte était tout simplement « chiffres en ordre croissant ». Très peu de sujets la découvrirent, parce que pour y arriver, il fallait qu’ils proposent une série de chiffres en ordre décroissant (à laquelle le psychologue répondrait par « non »). Wason remarqua que les sujets avaient une règle en tête, mais qu’ils lui fournissaient des exemples visant à la confirmer au lieu d’essayer de proposer des suites de chiffres qui n’avaient aucune pertinence par rapport à leur hypothèse. Ainsi s’obstinaient-ils à essayer de confirmer la règle qu’ils avaient eux-mêmes fabriquée.


De la même manière, quand le spéculateur George Soros fait un pari financier, il persiste à chercher des exemples qui réfuteraient sa théorie initiale. C’est peut-être cela la véritable confiance en soi : la capacité à regarder le monde sans avoir besoin d’y trouver des signes susceptibles de flatter son propre ego[


Il est intéressant de constater que c’est exactement le même désir d’ordre qui anime les recherches scientifiques – c’est juste que, contrairement à l’art, l’objectif (avoué) de la science est d’accéder à la vérité, non de donner un sentiment d’organisation ou de permettre au chercheur de se sentir mieux. Nous avons tendance à utiliser la connaissance comme une thérapie.


Écoute, cela devait arriver et il est inutile de se torturer pour cela. Comment y parvenir ? Eh bien, grâce au récit. Les patients qui passent chaque jour un quart d’heure à coucher leurs maux sur le papier se sentent mieux vis-à-vis de ce qui leur est arrivé. On se sent moins coupable de ne pas avoir évité certains événements ; on s’en sent moins responsable. C’est comme si les choses étaient condamnées à se produire.


L’ajout de ce « causés par » rend cette éventualité beaucoup plus plausible, et beaucoup plus probable. Le cancer dû à la tabagie semble plus probable que le cancer sans cause associée – une cause non spécifiée équivaut à pas de cause du tout.


Imaginez simplement, comme l’ont montré Paul Slovic et ses collaborateurs, qu’il y ait plus de chances pour que les gens paient une assurance contre le terrorisme qu’une assurance toute simple (couvrant, entre autres, les problèmes liés au terrorisme).


« Une mort est une tragédie, un million de morts est une statistique. » Les statistiques ne nous touchent pas.


La plupart de nos erreurs de raisonnement viennent de ce que nous utilisons le système 1 alors que nous pensons utiliser le système 2. Comment ? Comme nous réagissons sans réfléchir ni faire preuve d’introspection, la principale caractéristique du système 1 est que nous n’avons pas conscience de l’utiliser !


Au Médiocristan, les narrations semblent marcher – le passé cède généralement face à nos recherches ; ce n’est pas le cas en Extrêmistan, où la répétition n’existe pas et où il faut rester méfiant vis-à-vis du passé sournois et éviter la narration facile et évidente.


Les résultats positifs en dents de scie, ceux qui rapportent gros ou ne rapportent rien du tout, sont la règle dans de nombreuses activités, celles investies d’une mission – comme chercher obstinément (dans un laboratoire malodorant) le remède, si difficile à trouver, contre le cancer, écrire (tout en vivant au jour le jour) un livre qui changera la vision du monde de ses lecteurs, faire de la musique


Mais maintenant, il y a cet analyste financier dans une société au centre de Manhattan, un gars de trente ans à l’esprit lent, qui « juge » vos résultats et y voit tout un tas de choses qui n’existent pas. Il aime les gratifications financières régulières, et c’est bien la dernière chose que vous puissiez apporter.


Il est clair que votre bien-être va vite devenir insensible à des quantités plus importantes. En effet, si je vous donnais le choix entre une bouteille et une citerne, vous préféreriez la bouteille – ce qui signifie que les quantités supplémentaires amoindrissent votre plaisir.


Il y a peu de place dans notre conscience pour les héros qui ne produisent pas de résultats visibles – ou pour ceux qui se concentrent davantage sur le processus que sur les résultats.


La plupart des gens qui se consacrent aux travaux que j’appelle « denses » passent le plus clair de leur temps à attendre le jour de gloire qui n’arrive (généralement) jamais.


Je nourris le grand espoir de voir un jour la science et les décisionnaires redécouvrir ce que les Anciens ont toujours su, c’est-à-dire que notre monnaie la plus chère est le respect.


environ 50 % des études et des articles scientifiques et universitaires qui nécessitent des mois, parfois des années d’efforts, ne sont jamais vraiment lus). La personne impliquée dans des entreprises aussi risquées est payée dans une autre monnaie que le succès matériel : l’espoir.


Ainsi, d’un point de vue strictement comptable, miser sur un seul gros gain ne paie pas. Mère Nature nous a conçus de telle manière que nous trouvons notre plaisir dans un flot régulier d’agréables petites – mais fréquentes – récompenses. Comme je l’ai déjà dit, il n’est pas nécessaire que ces récompenses soient importantes ; il suffit qu’elles soient fréquentes – un petit peu par ci et un petit peu par là


La plupart du temps, les gens admettent qu’une stratégie financière contenant une faible chance de succès n’est pas nécessairement mauvaise tant que la réussite est suffisamment importante pour la justifier. Mais pour toutes sortes de raisons psychologiques, ils ont du mal à mettre en œuvre cette stratégie, tout simplement parce qu’elle nécessite tout ensemble d’avoir la foi, d’être capable de supporter l’ajournement de la gratification et d’accepter de se faire cracher dessus par ses clients sans ciller. Et ceux qui, pour x raisons, perdent de l’argent, se mettent à arborer un air de chien battu, exacerbant le mépris de leur entourage.


Les journaux font état des criminels qui sont arrêtés. Mais dans The New York Times, par exemple, on ne trouve aucune rubrique consacrée à ceux qui ont commis un crime mais n’ont pas été arrêtés. Il en va de même pour la fraude fiscale, les pots-de-vin accordés au gouvernement, les cercles de prostitution, l’empoisonnement de riches épouses (avec des substances qui n’ont pas de nom et ne peuvent être détectées) et le trafic de drogues.


la vue des victimes en colère transformées en SDF, ces législateurs promirent de « reconstruire ». Quelle noblesse de leur part de faire quelque chose d’humanitaire, de s’élever au-dessus de notre égoïsme abject ! Promirent-ils de le faire avec leur propre argent ? Non ; avec l’argent public. Considérez que ces fonds seront pris « ailleurs » – comme le dit l’expression, il s’agit de « déshabiller Pierre pour habiller Paul ». Cet « ailleurs » sera moins médiatisé. Il pourra s’agir de fonds privés alloués à la recherche sur le cancer, ou à une nouvelle phase de recherche visant à diminuer le diabète. Bien peu de gens semblent prêter attention aux victimes du cancer qui gisent dans un état de solitude et de dépression que l’on ne voit jamais à la télévision.


es. Il ne semble pas exagéré de reprocher à la presse d’orienter les actions charitables en direction des personnes qui en ont peut-être le moins besoin.


Supposez qu’un médicament sauve quantité de gens d’un mal potentiellement dangereux tout en risquant d’en tuer quelques-uns, avec un bénéfice net pour la société. Un médecin le prescrirait-il ? Il n’a aucun intérêt à le faire. Les avocats de la victime des effets secondaires poursuivront le médecin comme des pitt-bulls, tandis que les vies que le médicament aura sauvées ne seront peut-être consignées nulle part.


On dit souvent que le monde semble avoir été construit en fonction des spécifications qui rendraient notre existence possible. Selon cet argument, il ne peut être dû à la chance. Cependant, notre présence dans l’échantillon pervertit complètement le calcul des probabilités. Là encore, l’histoire de Casanova peut rendre le problème très simple – beaucoup plus simple qu’il ne paraît dans sa formulation habituelle. Songez encore à tous les mondes possibles comme à autant de petits Casanova suivant leur propre destin. Celui qui est encore en vie (par accident) va avoir le sentiment qu’il est impossible qu’il ait autant de chance, et qu’il doit donc exister une force transcendantale qui le guide et veille sur sa destinée : « Hé, autrement, il serait bien peu probable que je puisse être arrivé là simplement par chance. » Pour quelqu’un qui observe tous les aventuriers sans exception, les probabilités de trouver un Casanova ne sont pas faibles du tout : il y a tellement d’aventuriers, il faut bien que quelqu’un décroche le gros lot.


vu du « point de référence » du groupe des débutants, cela n’a rien d’extraordinaire. Mais du point de référence du gagnant (qui – et c’est un point capital – ne prend pas en compte les perdants), une longue suite de gains semblera un événement trop extraordinaire pour être imputable à la chance.


L’argument du point de référence est le suivant : ne calculez pas les probabilités depuis le point de vue avantageux du joueur gagnant (ou du Casanova chanceux, ou de la ville de New York qui n’en finit pas de rebondir, ou de l’invincible Carthage), mais de tous ceux qui faisaient partie de la cohorte initiale


Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi tous ces étudiants qui étaient les meilleurs à la fac finissent par n’arriver nulle part dans l’existence (sauf, peut-être, dans des pays comme la France, où les diplômes peuvent servir de carte de visite), quand d’autres qui étaient à la traîne gagnent très bien leur vie, achètent des diamants et sont systématiquement rappelés quand ils téléphonent quelque part ? Voire, décrochent le prix Nobel dans une discipline digne de ce nom (la médecine, par exemple) ? Si cela est peut-être dû en partie à la chance, il y a néanmoins un côté stérile et obscurantiste qui est souvent associé au savoir scolaire, et qui peut entraver la compréhension de ce qui se passe dans la vraie vie


Il avait manifestement raison : l’augmentation de notre capacité à modéliser (et à prévoir) le monde est sans doute amoindrie par la complexité accrue de ce dernier – faisant la part de plus en plus belle à l’imprévu. Plus le Cygne Noir jouera un rôle important, plus nous aurons de mal à prévoir. Désolé !


nous faisons preuve d’une arrogance évidente sur ce que nous pensons savoir. Nous savons certainement beaucoup de choses, mais nous avons une tendance intrinsèque à croire que nous en savons un peu plus que ce n’est réellement le cas – et ce « un peu plus » suffit parfois à nous causer de sérieux ennuis


Il est vrai que notre connaissance s’accroît, mais elle est menacée par une augmentation plus importante encore de notre confiance en nous ; du coup, elle s’accompagne d’un surcroît de confusion, d’ignorance et de vanité.


donner une plage de valeurs possibles pour ce nombre, fixées de telle manière qu’elles pensent avoir 98 % de chances d’avoir raison, et moins de 2 % de chances d’avoir tort. En d’autres termes, toutes leurs propositions auront 2 % de chances de ne pas être comprises dans les limites de la plage qu’elles suggèrent. Par exemple : « Je suis sûr à 98 % que la population du Rajasthan compte entre 15 et 23 millions de personnes » ; « Je suis sûre à 98 % que Catherine II de Russie eut entre 34 et 63 amants ».


savoir la manière dont les êtres humains comprennent les probabilités dans leurs prises de décision quand l’incertitude est de la partie (ce que les gens instruits appellent le « calibrage »). Les chercheurs furent sonnés. Le taux d’erreur de 2 % avoisinait 45 % pour la population testée ! Fait extrêmement révélateur, le premier échantillon était composé d’étudiants de la Harvard Business School, une espèce qui n’est pas vraiment réputée pour son humilité et sa propension à l’introspection. Les étudiants en MBA sont particulièrement terribles de ce point de vue, ce qui explique probablement leur succès en affaires.


En général, le taux d’erreur attendu de 2 % se situe finalement entre 15 et 30 %, en fonction de participants et du domaine choisi.


L’effet de l’arrogance épistémique est double : nous surestimons ce que nous savons, et sous-estimons l’incertitude en comprimant la gamme des états potentiels d’incertitude (c’est-à-dire en réduisant l’espace de l’inconnu).


Livrés à nous-mêmes, nous avons tendance à penser que ce qui se produit tous les dix ans n’arrive en fait que tous les siècles, et, qui plus est, que nous savons ce qui se passe.


Le problème, c’est que nos idées sont collantes : quand nous avons élaboré une théorie, il y a peu de chances que nous changions d’avis – c’est pourquoi ceux qui remettent à plus tard l’élaboration de leurs théories s’en portent mieux. Quand on fonde ses opinions sur des preuves faibles, on a du mal à interpréter les informations qui viennent les contredire ultérieurement, même s’il est évident que celles-ci sont plus exacte


N’oubliez pas que nous traitons les idées comme des biens, et que nous avons du mal à nous en départir.


On communiqua aux bookmakers les dix variables les plus utiles et on leur demanda de prédire les résultats des courses. Puis on leur en communiqua dix autres, et on leur demanda la même chose. L’augmentation des informations mises à leur disposition n’améliora pas l’exactitude de leurs prévisions ; en revanche, leur confiance dans les choix qu’ils avaient faits s’accrut sensiblement. L’apport d’informations se révélait donc nocif.


les professions qui s’occupent de l’avenir et fondent leurs études sur la non-répétition du passé ont un problème d’experts (à l’exception de la météo et des domaines impliquant des processus physiques à court terme, non socio-économiques). Je ne dis pas que parmi toutes les personnes qui s’occupent de l’avenir, aucune ne donne d’information valable (comme je l’ai souligné précédemment, les journaux parviennent assez bien à prédire les heures d’ouverture des théâtres), mais plutôt que celles qui n’apportent aucune valeur ajoutée tangible s’occupent en général de l’avenir


Il a établi son propre planning, mais avec des œillères, car il n’avait pas prévu que des événements « extérieurs » viendraient ralentir l’avancement de son travail. Parmi ceux-ci, la catastrophe du 11 septembre 2001 l’a retardé de plusieurs mois ; puis il a dû effectuer plusieurs déplacements dans le Minnesota pour venir en aide à sa mère souffrante (laquelle s’est finalement rétablie) ; il y a eu quantité d’autres choses encore, dont des fiançailles rompues (mais pas avec l’une des ex-petites amies de Rushdie). « À part ça », tout s’est déroulé comme prévu ; son propre travail n’a pas dévié d’un pouce par rapport à son programme. Il ne se sent pas responsable de son échec[51]. L’inattendu a une conséquence unilatérale sur les projets. Songez aux résultats que les constructeurs, les journalistes et les entrepreneurs ont obtenus jusqu’à présent. L’inattendu a presque toujours une seule conséquence : l’augmentation des coûts et du temps de réalisation. Dans des cas très rares, comme celui de l’Empire State Building, on aboutit au contraire : réalisation plus rapide et coûts moins élevés – mais ces cas sont vraiment exceptionnels.


Non contents de passer à côté, les prévisionnistes économiques, financiers et politiques ont honte d’annoncer quoi que ce soit qui sorte du commun à leurs clients – et pourtant, il s’avère que les événements qui comptent sortent presque toujours du commun. De plus, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, les prévisionnistes ont tendance à se rapprocher davantage des pronostics de leurs collègues que des résultats effectifs. Personne ne tient à passer pour un hurluberlu.


Pire encore, les erreurs des prévisionnistes étaient sensiblement plus importantes que la différence moyenne entre les prévisions individuelles, ce qui est un indice de grégarisme. Normalement, les prévisions devraient être aussi éloignées les unes des autres qu’elles le sont du nombre prévu. Mais pour comprendre comment ces gens parviennent à se maintenir dans la profession et pourquoi ils ne sombrent pas dans la dépression absolue (avec perte de poids, comportement instable ou alcoolisme aigu), référons-nous travaux du psychologue Philip Tetlock. « J’avais “presque” raison »


Les « experts » raisonnaient de travers : les fois où ils avaient raison, ils invoquaient leurs facultés de compréhension et leur expertise ; et quand ils avaient tort, c’était le caractère inhabituel des circonstances qu’il fallait blâmer ; ou, pire encore, ils ne reconnaissaient pas qu’ils avaient tort et se mettaient à broder sur le sujet. Ils avaient du mal à accepter que leur entendement soit un peu limité. Mais cette caractéristique s’applique à toutes nos activités : il y a quelque chose en nous qui nous pousse à ménager notre estime de soi.


94 % des Suédois croient que leurs aptitudes pour la conduite les place parmi les 50 % de leurs compatriotes qui conduisent le mieux ; et 84 % de Français croient que leurs compétences au lit les situent parmi les 50 % de Français qui font le mieux l’amour.


Je sais que l’histoire va être marquée par un événement improbable – mais j’ignore tout simplement lequel.


Après avoir regardé le numéro sur lequel la roue s’arrêtait, et qu’ils savaient aléatoire, les sujets devaient estimer le nombre de pays africains qui faisaient partie des Nations unies. Quand la roue s’était arrêtée sur un chiffre peu élevé, les gens répondaient à la question par un nombre à l’avenant ; en revanche, quand elle s’était arrêtée sur un chiffre plus élevé, les sujets répondaient par un nombre plus important.


si vous demandez à quelqu’un de vous communiquer les quatre derniers chiffres de son numéro de sécurité sociale, puis d’estimer le nombre de dentistes à Paris, vous vous apercevrez qu’en lui faisant prendre conscience de ces quatre chiffres, vous l’encouragerez à vous donner une estimation qui n’en sera pas très éloignée.


Nous nous servons de points de référence dans notre tête, des projections de ventes, par exemple, et nous nous mettons à construire des croyances autour d’eux parce que comparer une idée à un point de référence demande moins d’efforts intellectuels que de l’évaluer dans l’absolu (système°1 à l’œuvre !). Nous ne pouvons travailler sans point de référence.


On a coutume de dire que « le sage est celui qui est capable de voir venir » ; peut-être la sagesse consiste-t-elle plutôt à savoir qu’il est impossible de voir très loin


Je n’ai jamais eu de point de vue ni fait profession des prévisions – mais moi, au moins, je sais que je suis incapable de faire des prévisions


J’ai dit que le Cygne Noir se caractérisait par trois choses : son imprévisibilité, ses conséquences et son explicabilité rétrospective.


Le schéma de découverte classique est le suivant : on cherche ce que l’on sait (disons une nouvelle façon de se rendre en Inde) et on trouve quelque chose dont on ignorait l’existence (l’Amérique). Si vous croyez que les inventions qui nous entourent sont le fruit des efforts d’une personne assise dans un bureau qui les a réalisées conformément à un planning bien précis, réfléchissez encore : presque tout ce qui relève de l’instant est le fruit de la sérendipité. Ce terme fut forgé par l’écrivain britannique Horace Walpole qui le tira d’un conte intitulé Les Trois Princes de Serendip. « Grâce au hasard ou à leur sagacité », ces princes « ne cessaient de trouver des choses qu’ils ne cherchaient pas ».


Comme il arrive fréquemment en matière de découvertes, ceux qui cherchaient des preuves ne les trouvèrent pas ; et ceux qui n’en cherchaient pas les trouvèrent et furent salués pour leur découverte.


Quand une nouvelle technologie fait son apparition, nous sous-estimons grossièrement ou surestimons gravement son importance. Thomas Watson, le fondateur d’IBM, prédit qu’un jour, on n’aurait plus besoin que de quelques ordinateurs.


Le Viagra, qui a changé la mentalité et le comportement social des hommes retraités, devait être à l’origine un médicament contre l’hypertension, tandis qu’un autre médicament contre l’hypertension a finalement permis de favoriser la repousse des cheveux.


n’arrivent pas à la cheville de Poincaré en termes de pérennité de leur influence au cours des siècles à venir. En fait, il s’agit ici d’un scandale de prévision, puisque c’est le ministre de l’Éducation nationale qui décide de qui est philosophe et quels sont les philosophes qu’il faut étudier.


Permettez-moi de résumer ma démonstration : pour faire des prévisions, il faut connaître les technologies qui seront découvertes dans le futur. Mais cette connaissance même nous permettrait presque automatiquement de commencer sur-le-champ à développer ces technologies. Par conséquent, nous ne savons pas ce que nous saurons.


Nous voyons les défauts des autres mais pas les nôtres. Une fois encore, il semble que nous soyons de fabuleuses machines à se duper soi-même.


Le raisonnement de Poincaré était simple : à mesure que l’on se projette dans l’avenir, on peut avoir besoin d’un niveau de précision de plus en plus important sur la dynamique du processus que l’on modélise, car le taux d’erreur augmente très rapidement.


Le problème est que pour calculer correctement le neuvième impact, il faut prendre en compte la poussée gravitationnelle de quelqu’un se trouvant à côté de la table (le calcul de Berry recourt modestement à un poids inférieur à soixante-quinze kilos). Et pour calculer le cinquante-sixième impact, chaque particule élémentaire de l’univers sans exception doit figurer dans les hypothèses que l’on fait !